Dans le château, on peut admirer les fresques Renaissance les plus importantes de la Sabine, concentrées au rez-de-chaussée et à l’étage noble du palais princier qui s’insère entre les structures militaires de la queue et de l’éperon antérieur.
Il faut y ajouter les peintures du XVIIIe représentant le château et son territoire dans la grande salle.
Les fresques du XVIe siècle ont été commandées par les Cesarini pour parachever la reconstruction projetée par Peruzzi. Les fresques constituaient un signal fort de la vocation résidentielle tout autant que guerrière du château. Elles devaient apporter identité, histoire, mythe, culture, beauté et pseudo-souvenirs de famille : le plaisir de vivre conjugué à la manifestation de la force armée selon une synthèse caractéristique de la Renaissance italienne sur le point de se répandre en Europe.
À vrai dire, il furent deux à commander, le cardinal Alessandro Cesarini, richissime et puissant mécène du parti impérial qui avait engagé Peruzzi pour une longue théorie de projets parmi lesquels Rocca Sinibalda, puis le marquis Giuliano, « homme superbe et violent à l’extrême » à qui l’on doit la seconde série de fresques dont une partie sera terminée après sa mort en 1565.
La présence du chapeau cardinalice et d’une première version des symboles héraldiques de la famille Cesarini permet une identification quasi-certaine des fresques voulues par Alessandro. On y trouve l’ours des Colonna, au-dessus duquel s’élève une aigle impériale aux ailes déployées, cette même aigle que beaucoup voudraient deviner dessinée à travers les formes insolites du château.
Les thèmes sont les classiques destinés à exalter le commanditaire et sa famille. Des scènes mythologiques, des représentations historiques, des batailles, des héros en médaillon, des grotesques. Présence importante de références à l’histoire romaine vue à travers Tite-Live : la guerre entre sabins (nous sommes en Sabine après tout) et romains, l’incendie qui détruit le temple de Vesta, la « romanité » des trophées d’armes et des guerriers. Rappelons que les Cesarini prétendaient descendre en ligne directe de Jules César, prétention qui confortait leur choix d’appuyer Charles Quint de Habsbourg.
Les frises ne sont pas homogènes. Dans certaines salles de l’étage noble, les bandes peintes à fresques se présentent comme des cadres de narration, scandés de caryatides, de trophées d’armes, de guerriers monochromes avec des insertions de grotesques. Dans d’autres, les frises sont continues et les narrations se développent sans solution de continuité. Selon un procédé stylistique renforcé par le Maniérisme, la frise n’avait ni début ni fin exprimant ainsi le temps illimité, immortel du commissionnaire et de sa famille. Fonction totémique et mythique de négation de l’histoire.
Les fresques du cycle lié à la commande de Giuliano Cesarini sont reconnaissable à la présence du blason accolé Cesarini-Colonna. Giuliano avait épousé Giulia, la fille de Prospero Colonna, lors de noces fastueuses dont la machine scénique avait justement été conçue par Balthazar Peruzzi. Mais la différence ne tient pas seulement au blason. Le Maniérisme romain, explosé deux décennies auparavant, et certaines de ses caractéristiques stylistiques sont présentes dans les fresques : les couleurs « acides », les figures tronquées, les rapprochements paradoxaux ou incongrus, la confusion d’objets et d’entités sur les superficies peintes, « plates », privées de perspective rationnelle, les hybrides d’espèces et de genres.
Le thème des Métamorphoses culmine dans le cycle de Giuliano. Ovide devient la référence centrale. Une patiente lecture des frises permet de reconnaitre de nombreux épisodes des Métamorphoses : Narcisse à la source (III, 435-503), le rapt de Proserpine (V, 385- ), Europe enlevée par le taureau (VI, 104- ), Bacchus découvrant Ariane (VIII, 152 – 180), Persée, Andromède et le dragon (IV, 665-740) et d’autres encore. Mais partout les fresques et les références mythologiques et agiographiques se traduisent en représentations d’hybrides et de figures de transition, les fragments amassés cherchent des formes achevées mais peinent à les trouver, grotesques et ornements ne font qu’y ajouter leur « monstrueux » caprices. Le changement en cours à l’issue cependant incertaine devient la clé iconique dominante.
Chaos de fragments d’objets bizarres – choses inertes et choses vivantes – représenté alors qu’il tente de se faire forme achevées, espèces et genres précis, corps entiers. C’est le début du De rerum natura, mais aussi plus simplement les premiers vers des Métamorphoses ovidiennes. L’ensemble des fresques de la forteresse, et plus encore du cycle de Giuliano, semble réaliser le programme d’Ovide : « In nova fert animus mutatas dicere formas / corpora » : « J’ai formé le dessein de chanter les métamorphoses des corps en de nouveaux corps ». La représentation esthétique (poétique, peinte) sert à raconter la naissance de ces nouveaux corps des « germes discordants de substances mal harmonisées » [I, 9]. Les fresques constituent une narration qui se dénoue, non sans quelque hésitation, d’une pièce à l’autre, d’une frise à l’autre. Elles racontent le passage de l’ordre au chaos à travers l’action éclairée du commissionnaire, organisateur du monde et démiurge de ses formes.
Il faut résister à la tentation d’une interprétation historique et politique. Le sac de Rome se déroule en 1527. Les Cesarini pro-imperiaux avait acheté quarante mille ducats aux Espagnols la protection de leur palais romain mais une semaine plus tard, ces mêmes Espagnols avisèrent qu’ils ne pouvaient arrêter le saccage des lansquenets et les Cesarini fuirent immédiatement la ville. Les fresques traduiraient les désordres présents et l’espoir d’un ordre recomposé en figures riches et en formes fortes : le changement catastrophique mis esthétiquement sous contrôle et dirigé vers une issue structurée.
Les fresques ne sont pas un récit politique, elles sont une apologie familiale. Elles racontent comment le chaos du monde retrouve un ordre grâce aux Cesarini. C’est du nouveau château que vient ce récit, synthèse grandiose et achevée de contraires (palais/forteresse), chose (le château) et animal totémique (aigle ? Scorpion ?), hybride comme sont histoires d’hybrides les Métamorphoses d’Ovide et des fresques. Entre le château et ses fresques se consolident et s’unissent une alliance de sens et une convergence de narrations.
En savoir plus sur les artistes serait utile. Malheureusement pratiquement tout le catalogue scientifique reste à dresser. Les attributions sont fantaisistes et improbables : on en arrive à indiquer comme auteurs des personnages morts quand la restauration peruzzienne était encore en cours et le chantier ouvert ou qui ne pouvaient en cette période séjourner dans les environs de Rocca Sinibalda : Polidoro da Caravaggio (mort à Messine en 1543), Perin del Vaga (mort à Rome en 1547). D’autres attributions ne sont que de vagues hypothèses : par exemple le Crémonais Giulio Campi. Certains s’en sortent avec l’escamotage habituel : œuvre d’élèves, reproductions de cartons diffusés dans la zone en cette période, etc. Seule certitude : le rôle de Girolamo Muziano. Malheureusement pour certaines fresques, parmi les plus détériorées par l’usure du temps et des restaurations vulgaires.
Il y a aussi les décors importants qui, surtout au rez-de-chaussée, ont été mis en sécurité et attendent une coûteuse restauration. Il est possible que, lorsqu’ils seront dévoilés, des éléments nouveaux émergent, permettant et facilitant le catalogage des fresques déjà visibles.
Quoi qu’il en soit de ces considérations, reste la beauté des frises quand on parcourt le long corridor du palais central. Styles divers, mains diverses, palettes de couleurs diverses, thèmes classicisants convenus et représentation mythologiques visionnaires, emblèmes familiers et hybrides inquiétants, figures viriles et androgynes inattendus, réalistes raccourcis de nature et de paysage avec des monstres, caprices de fantaisie et scènes sanglantes, entités zoomorphes et figures phytomorphes, érotismes et vierges sacrificielles : d’une pièce à l’autre, d’une frise à l’autre, rapprochements insolites, discordances, grincements, surprises, l’invitation perpétuelle à s’adapter à de formes nouvelles que la frise précédente ne permettait pas de prévoir. Du studiolo à la salle du Chaman, de la salle du Criminel à la salle du jardin enchanté, jusqu’à la salle de la musique : un long récit peint de changement qui invite à oublier la stabilité des formes et à courir le risque de la métamorphose. Rocca Sinibalda, château des métamorphoses.
La grande salle du XVIIIe siècle
C’est de la grande salle que l’on arrive à la « longue-vue » des métamorphoses. Ses murs sont entièrement recouverts de grandes fresques à la détrempe du XVIIIe, réalisés à partir de 1730, durant les travaux de restauration suivant l’explosion de la sainte-barbe dans l’éperon nord et l’incendie qui en résulta.
Les représentations sont d’une simplicité trompeuse. Sur le mur nord-est une grande vue du château et du bourg depuis l’extrémité ouest de la vallée du Turano, le point de vue qu’avait déjà choisi Paul Bril en 1601 pour une vue classique maintenant à la Galerie Nationale d’Art Antique (Le fief de Rocca sinibalda, Palais Barberini, Rome). Autant Bril était puissant et dramatique, autant la fresque de 1730 est élégante et bucolique. Le fond de vallée marécageux et propice à la malaria fut probablement la défense la plus efficace de la forteresse durant les deux tentatives manquées de siège. Il devient ici un pré doux et accueillant montant doucement vers la base de la forteresse. Vu de côté, le château est surtout résidence princière. L’éperon et la queue avec leur artillerie se voient mais s’imposent moins. La « villa fortifiée » est surtout villa et on l’imaginerait « villégiature » estivale.
Sur les autres murs, les bourgs du fief – Pantana, Belmonte, Antuni, Posticciola, Vallecupola – mais aussi les blasons nobles et les médaillons des mythologies de la famille propriétaire – le Colisée, le château Saint-Ange.
La grande salle recompose le fief environnant. Ses murs sont un paysage virtuel. En les regardant, on voit une partie de ce qui se voit effectivement des chemins de ronde – par exemple Belmonte – et ce que l’on sait y être mais qui ne se voit pas : Vallecupola, Magnalardo, Posticciola, Pantana. Assis dans la salle, le seigneur, sa famille et ses hôtes sont immergés dans la vision du fief, en sont enveloppés et peuvent en avoir une perception simultanée.
La salle fonctionne comme un panoptique. Au centre, le seigneur, et le château, manifestation concrète du seigneur. Mais le château est aussi sur un des murs. Aussi le seigneur voit-il depuis la salle sur les murs, à travers les murs son monde qui l’entoure. En même temps, il se reflète dans le château qui est sien et qui l’exprime. Il voit et se reflète. Il fait l’expérience d’être au centre mais aussi aux confins. La machine visuelle de la grande salle est moins ingénue et convenue qu’elle ne pourrait apparaitre au visiteur distrait. Comme le miroir peint au plafond par Parmesan à Fontanellato pour Paola Gonzague, elle implique le Respice finem : contemple ta limite.
La petite pièce de la forteresse de Fontanellato peinte à fresque par Parmesan est centrée sur le mythe de Diane et Actéon, du livre III des Métamorphoses d’Ovide. La grande salle se veut panoptique et miroir d’où on entre dans le cycle des métamorphoses de la « longue-vue ». Analogie probablement forcée mais qu’il serait inopportun et dommage de rejeter trop vite.
Les grotesques de la bibliothèque
À l’étage noble, une « longue-vue », enfilade de plus de 80 mètres amène de la grande salle à la queue du château. Il ne s’agit pas d’un simple appareil visuel architectonique. Les séquences des fresques maniéristes de la seconde moitié du XVIe siècle dans la partie supérieure des pièces nous disent qu’il s’agit d’un parcours narratif et symbolique encore en attente d’une interprétation satisfaisante.
Les grotesques sont une composante importante de ce parcours. À partir de 1545 environ, les peintres de l’école maniériste qui réalisaient les fresques de l’étage noble se rattachent au style ornemental qui remplissait de légèreté et d’imagination apparemment désordonnée les murs et les plafonds des grandes demeures italiennes. Cela fait beau temps que l’on ne pense plus que les grotesques du XVIe étaient seulement un capriccio et une simple décoration imitant les images sur les parois de la Maison Dorée romain. La complexité des contenus, la variété des représentations à l’intérieur du canon, la transgression formelle et l’exaltation intellectualisante, la richesse des citations savantes, les recours à la tradition hermétique et au hiéroglyphisme d’une part, à l’encyclopédisme naturaliste d’autre part, cabinet de curiosités visuelles, exercices libérateurs aux limites du langage et des règles du récit imagé, rattachements aux ruptures linguistiques et rhétoriques de la littérature macaronique et plus généralement de l’expérimentation narrative et poétique, et bien d’autres encore.
L’Italie centrale fut un terrain privilégié de ces exercices libres à l’enseigne du « dissimuler en disant ». Comme le démontrent les nombreux exemples de grands cycles de grotesques autour de Rome, dans la région de Viterbe, en Toscane, en Ombrie, dans le sud des Marches. Par ailleurs les Cesarini eux-mêmes avaient cultivé dans leurs demeures tant l’innovation maniériste que celle des grotesques. Il était évident que tout ceci aboutisse dans leur grand château au carrefour du Latium et de l’Ombrie, sur la stratégique via Salaria, sur les chemins des artistes itinérants en perpétuels et désordonnés va-et-vient entre Rome et la Toscane avec de grands détours dans les fiefs limitrophes.
Les grotesques de Rocca Sinibalda se concentrent dans la bibliothèque et dans la salle du Criminel, la première et la troisième salle de la longue enfilade partant de la grande salle. Bien conservés, les deux cycles ont été intelligemment restaurés. La qualité et la richesse figurative de ces grotesques beaux et originaux soutiennent sans problème la comparaison avec ceux bien plus connus de l’Ombrie et de la région de Viterbe. Leur force découle également de leur insertion dans le cycle narratif des métamorphoses développé tout au long de l’étage noble. Ce ne sont pas des ornements isolés et ayant leur but en soi mais des phrases d’un discours visuel autour du changement de forme.
Les grotesques de la bibliothèque couvrent la partie supérieure des quatre murs, sous le plafond de bois décoré. Dans la salle du Chaman, ils n’ont pas fonction de support, contrepoint ou ornement visuel pour d’autres cycles peints. Ils constituent la narration visuelle prévalente, à la seule exception de deux cadres à thème réaliste et mythologique. Ils sont scandés de télamons, caryatides et autres éléments architectoniques peints.
Les grotesques du Chaman présentent toutes les caractéristiques du grotesque maniériste de la Renaissance tardive : les représentations à candélabre, les puttis qui s’amusent ou jouent d’un instrument, les sphynx et autres monstres thériomorphes féminins, les oiseaux exotiques, les représentations phytomorphes, les arbustes éthérés, vignes et treilles, voiles et draperies, moignons de corps masculins sur de minces colonnes à pans coniques.
Style et syntaxe correspondent aussi au canon. Dans chaque grotesque des objets hétérogènes et des hybrides sans liens logiques semblent disposés aléatoirement. La gravité est quasiment inexistante : des corps improbables sont soutenus par des supports impossibles, au mieux avec des puttis qui aident peut-être à porter ou alors repoussent vers le sol. Une légèreté euphorique et colorée prévaut, un sentiment de liberté ne devant rendre compte ni à un commanditaire ni à la réalité, sur le fond lumineux du crépi blanc. Des scènes privées d’explication apparaissent çà et là : sacrifices de taureaux sur des autels classicisant, ellipses internes avec des paysages lacustres ou des figures d’homme et de femme (les commanditaires ?) ou allusions érotiques, guerriers improbables accompagnés de putti maniérés. Partout affleure un ton amusé ou ouvertement comique.
L’artiste est inconnu. Une première tentative de datation en cours pourrait aider à une éventuelle identification. En tout état de cause, les grotesques de la salle du chaman sont postérieure à l’achèvement de la restructuration de Peruzzi et se situent entre 1540 et 1580.